Le Versailles
C'est un établissement hors modes, hors tendance, une brasserie restaurant haut de gamme de style : "belle brasserie parisienne". Avec le Tribunal en toile de fond, nombre de destins ont vacillé autour de cette table. Les murs portent en eux une belle odeur de nostalgie ». C'est ainsi que M. Cyril Boissier évoque l'institution qu'il dirige depuis 2002. L'histoire du Versailles telle que traditionnellement présentée doit être amendée sur quelques points. Il est néanmoins bien établi qu'elle débute d'une manière toute modeste, en 1928. Cette année-là, Louis Chapus obtient une licence de vente d'alcool pour son café établi au 27 de la rue du Pont-Saint-Martial. Au n° 20 de la place d'Aine, future adresse du Versailles, existe dans le même temps un magasin de Nouveautés, tenu par Jean Aymard. C'est le 8 juillet 1932 que naît vraiment le Versailles. Le fondateur se nomme Albert Guinant. Il est né à Paris le 15 août 1898 d'Albertine Guinant et de père inconnu. Il acquiert en 1932 de la veuve Chapus la licence pour le débit de la rue du Pont Saint-Martial et en obtient le transfert au n° 20 de la place d'Aine. C'est lui qui donne à cet établissement le nom d'une ville prestigieuse de la région d'où il vient.
C'est aussi sous sa direction que débute, en cette même année 1932, l'activité de brasserie. La première entrecôte de viande limousine servie sur table marque le début du succès, le lancement d'une institution. Cette entrecôte - signe du destin ? - figure toujours sur la carte. Albert Guinant reste très peu de temps. Le 28 mars 1934, Gilbert Lejay prend la direction du Versailles. L'homme est né le 29 novembre 1881 à Gerzat dans le Puy-de-Dôme. Il fait un passage encore plus court que son prédécesseur : il reste seulement neuf mois ; le 4 janvier 1935, il cède l'affaire pour diriger le Cyrano, place de la République. Son successeur est Eugène Dupouy. Il est né le 11 mars 1903 à Artix dans les Basses-Pyrénées, aujourd'hui les Pyrénées-Atlantiques. Il semble que ce soit lui qui dote l'établissement du téléphone, au numéro 29 41.Le 1er juillet 1938, un nouveau propriétaire prend la tête du Versailles, le transfert de la licence ayant lieu le 20 du même mois. Le nouveau patron est d'ascendance anglaise, quoique de nationalité française : il s'agit de Georges Albert Skilton, fils de William Skilton et Catherine Décap. Il est né le 9 février 1901 à Caudéran dans la Gironde. Mais à ce moment-là, 1938, Eugène Dupouy habite lui-même... à Caudéran. Et lors du recensement de 1936, deux ans plus tôt, on trouve déjà, au 20 place d'Aine, mention non pas de Dupouy, mais de Georges Skilton, « profession : café », et sa femme Henriette. Il faut donc croire que l'acquéreur gérait le Versailles au nom et pour le compte d'Eugène Dupouy avant d'en devenir le propriétaire. Mais depuis quand ? Depuis l'origine ? Cela expliquerait l'histoire traditionnellement admise qui fait de Georges Skilton le créateur du Versailles. Mais ce n'est qu'une hypothèse.
Le couple Skilton, donc, dirige le Versailles, jusqu'en 1962. C'est en effet le 20 novembre de cette année qu'il passe le relais à un restaurateur, André Quériaud, né en 1922 à Mortemart. Là encore, l'histoire traditionnelle du Versailles donne la date de 1961 pour l'arrivée de Quériaud. Y eut-il une période de transition de 61 à 62 ? C'est possible.
Quoi qu'il en soit, le nouveau propriétaire reste quinze ans à la tête de l'établissement. En 1976 lui succèdent deux associés, Couderc et Gambier. La déclaration de transfert de la licence est présentée le 2 août 1976, pour un début d'exploitation le lendemain. Le déclarant est Jacques Auguste Désiré Gambier, né en 1946 à Saint-Lô et domicilié à Draveil dans l'Essonne.
En 1992, Couderc et sa femme continuent l'aventure sans Gambier.
En 2002 arrive M. Cyril Boissier, l'actuel propriétaire. Né à Cambrai, il vient de la Corrèze où il a dirigé la prestigieuse auberge des Bruyères, à Chaumeil : c'est la maison natale de Jean Ségurel. En passant à Limoges, il rencontre le propriétaire, qui pensait alors à une retraite bien méritée. « 77 tenait à trouver une personne soucieuse de cultiver « l'adresse » et soucieuse de protéger une formidable équipe de salariés », explique M. Boissier. « Ce fut une rencontre inespérée, car je cherchais depuis longtemps l'établissement qui me permettrait d'exercer mon métier en cultivant un patrimoine vivant. Six mois après notre première rencontre, la succession était faite et Monsieur Couderc a pris sa retraite plus tôt qu'envisagé, à notre mutuelle satisfaction ».
Le Versailles est donc une institution de notre ville. L'établissement doit son attrait au fait qu'il est ouvert toute l'année, exactement 364 jours par an. Le 1er mai est en effet le seul jour de fermeture. Ce jour-là, la brigade du Versailles au grand complet (20 personnes) se retrouve, pour la seule fois de l'année.
Cette contrainte d'un roulement, cette ouverture annuelle, ont fait du Versailles un site de rendez-vous facile, et, en raison des lieux mêmes, la cantine du tribunal.
La clientèle est à la fois variée et typée. Une première catégorie est constituée des hommes de loi. Le Versailles constitue pour eux une agréable annexe, avant, pendant et après les procès. Avant, les avocats et leurs clients viennent préciser les derniers détails de leurs arguments. Aussi voit-on souvent dans la salle une discussion qui se prolonge à côté d'une robe d'avocat jetée en travers de la banquette. Mais cela suscite quelquefois des scènes cocasses. Ainsi, les serveurs ne s'étonnent plus quand, voulant « placer » un avocat et son client à une table, ils les voient partir vers l'autre bout de la salle : à la table voisine de celle proposée se trouve déjà installée la partie adverse !
Pendant les procès, entre deux séances, hommes de loi et clients viennent là se détendre un peu. A l'occasion, il est même arrivé que les délibérés se soient délocalisés loin de l'atmosphère lourde du tribunal, au Versailles. On a vu, autour d'une tasse ou d'un verre, les juges commençant à trancher une affaire. Inutile de préciser combien, dans ces circonstances, les serveurs doivent devenir discrets, presque transparents.
Mais après le verdict, c'est au Versailles que, naturellement, on vient fêter la décision, la commenter : car un jugement est aussi pour certains une victoire qui mérite d'être arrosée.
Une autre clientèle, celle de midi, surtout, est formée de chefs d'entreprise qui savent pouvoir « traiter » là un bon client, autour d'une table de qualité. Il y a enfin, en soirée, les noctambules qui viennent, après le cinéma ou le match, prolonger la sortie.
Le dimanche est encore différent ; M. Boissier raconte, amusé : « on se chamaille pour réserver en premier certaines tables. Quitte à repousser d'une semaine ou deux sa venue pour avoir « SA table ». La brigade de salle connaît toutes les petites attentions de chacun des habitués du dimanche ». Dans le défilé des clients originaux, il y a l'inévitable part des anecdotes dont on se dit que, peut-être, il y a une part de légende, mais c'est si tentant d'y croire. Tel ce client qui, sans doute un brin superstitieux, n'hésitait pas, chaque fois, à entrer jusque dans la cuisine pour chercher du gros sel. Dès qu'il l'avait trouvé, il en jetait une pincée par-dessus son épaule...
Car cette clientèle fidélisée, qui pèse de tout son poids dans la vie de l'établissement, peut presque tout se permettre.
Un exemple : en cuisine et pour la lingerie, le personnel comprend hommes et femmes. Par contre, en salle, que des hommes. Misogynie ? Non. La tradition du « garçon » de brasserie parisienne ? Peut-être bien, mais relayée par une forte volonté de la clientèle. M. Boissier raconte qu'un jour, il a embauché une serveuse d'une excellente qualité professionnelle. L'expérience fut si malheureuse qu'il dut s'en séparer.
Car le Versailles a ses habitués. Ceux qui ont « leur » table, « leur » menu, « leurs » plats. Pour eux, la carte est inutile... et certains plats n'en sortiront jamais. C'est le cas des « petites saucisses au muscadet ». Un plat concocté dans l'urgence, presque par accident - comme souvent. En 1978, un groupe descendant d'un car s'engouffre tardivement dans la salle ; en cuisine, il reste peu de choses. Avec ce qu'il trouve, le cuisinier improvise une entrée. Le succès est immédiat et les « petites saucisses » sont un des plats fétiches de la brasserie.
La carte de restaurant comprend, outre ces spécialités, les inévitables classiques : bœuf bourguignon, raies aux câpres, etc. Mais il y a les « petites saisons » : celles des asperges, des cèpes, du pot-au-feu ou des fraises. M. Boissier indique : « nous pouvons faire du rapide pas cher et du plus élaboré ».
Le succès du Versailles se marque aussi dans le livre d'or, qui recèle quelques grands noms : en 2007, Charles Aznavour effectue ici son dernier briefing de scène, avant son passage au Zénith. Gene Vincent est venu le 30 septembre 1967, après un concert donné à « la Locomotive », avenue Baudin.
On relève des noms d'acteurs, comme Fanny Cottençon, d'humoristes, comme Franck Dubosc, Jean-Yves Lafesse, de chanteurs, comme Francis Cabrel ou Gilbert Bécaud, etc., bref, des célébrités fort diverses.
Le service constitue en fait la marque du Versailles, ce qui fait son charme. Il s'agit du service caractéristique de la brasserie traditionnelle. Celui-ci, dit « à l'anglaise », se fait en accessoires de cuivre avec découpes des viandes, levées des filets de soles et flambages de desserts sous les yeux du client. M. Boissier explique ce type de service très particulier : « c'est la défense d'une forme de patrimoine vivant et méconnu. En effet, la brigade de salle du Versailles protège jalousement sa méthode de service à l'anglaise, en batterie de cuivres. Ce service est lustré chaque matin pour briller de mille feux sous les appliques de la salle. Les serveurs aiment également cultiver leurs différentes méthodes de découpe de côte de boeuf et de carré d'agneau, et de techniques de flambage des desserts devant vous. Cette gestuelle typique et professionnelle, quasi théâtrale, évoque sans aucun doute les authentiques belles brasseries parisiennes. Eh non ! Il ne s'agit pas d'un remake du film de Claude Sautet, « Garçon ! », avec le regretté Yves Montand ».
Le Versailles est devenu « une véritable institution de la ville de Limoges ». Les habitués notent souvent sur leurs agendas « chez Louis 14 ». Et l'établissement est entré dans la littérature. Pascal Sevran en parle dans ses Mémoires, comme Pierre Lagié dans son roman policier « Le colonel limogé ».
Les avis des clients vont dans le même sens : « le respect de la tradition culinaire française... Le Versailles appartient à ces brasseries qui restent dans les mémoires limougeaudes... » Nous pourrions multiplier les citations. Et pourtant, quelques clients se disent déçus. Ont-ils des raisons ou bien ont-ils vu dans l'établissement plus le restaurant que la brasserie, lui demandant plus que ce qu'il pouvait donner ? Sur ce point, nous laissons chacun trancher : RVL ne se pose pas en guide gastronomique !
Mais au-delà de cette relation affective avec la clientèle, il y a le souci indéniable de maintenir une tradition, celle d'un certain service.
Le succès du Versailles a été reconnu par des récompenses officielles : « Qualité Tourisme » et « Restaurateur de France », en particulier. Mais ce dont M. Boissier est le plus fier, c'est le label, reçu en juin 2009, de « Maître Restaurateur ». Ce titre constitue en effet la seule reconnaissance officielle, gouvernementale, dans le domaine de la restauration.
Laissons la conclusion à M. Boissier : « on croyait la brasserie traditionnelle surannée, gagnée par la routine, condamnée à disparaître. Les années 1980 ont été marquées par les restaurants à thèmes et par une floraison de chaînes qui paraissent aujourd'hui presque démodées. La longévité du Versailles et le plaisir que nous avons à y exercer notre métier font mentir aujourd'hui ses détracteurs. Le Versailles s'est inscrit depuis près de 80 ans dans la stabilité de sa prestation et dans la diversité de sa carte de restaurant. Il offre, sans aucune prétention gastronomique alambiquée, mais avec de vraies valeurs de qualité et de vérité, une façon de travailler en voie de disparition en restauration française ».
Merci à Monsieur Cyril Boissier et aux archives municipales de Limoges
Michel Toulet
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EN COUVERTURE : le Versailles au pied des escaliers du palais de justice